mercredi 21 octobre 2009

L'image vidéo comme substitut technologique de la mémoire


Nam June Paik, TV Cello (1971), with Charlotte Moorman
Nam June Paik, TV Cello (1971), with Charlotte Moorman

Dans une conversation avec Nam June Paik, Mekas nous expliquait qu'il n'a pas de mémoire, qu'il est obligé de filmer pour se souvenir. Cette idée que la vidéo lui serve de substitut à la mémoire soulève une question : dans quelle proportion la vidéo peut-elle s’apparenter au processus d’inscription du souvenir dans la mémoire ? Voici quelques éléments de réponse.




Françoise Parfait, dans son livre Vidéo un art contemporain, propose plusieurs analyses du médium en rapport avec le fonctionnement de la mémoire. L’une de ses premières propositions porte sur la question du « présent du médium ». Selon elle, la spécificité de l’image vidéo n’est pas celle de la photographie ou du cinéma : elle s’inscrit toujours dans un présent de l’enregistrement ou de la diffusion de son image ; Parfait ajoute « ainsi, de la même façon que la conscience du présent se fait dans le cerveau par le rappel constant de souvenirs, à court ou long terme, la vidéo « déstocke » ses réserves ou ses couches potentielles d’images auxquelles la matière pixellisée donne forme momentanément »(1). L’image vidéo permet donc cette rapidité de l’appréhension du monde qui fait passer l’image qui est vue au statut de souvenir dès qu’elle n’est plus sous nos yeux. Elle s’inscrit donc dans ce double mouvement qui est d’une part, l’enregistrement de ce qui est vu, puis d’autre part, le « stockage » de l’image à laquelle nous pourrons faire appel ensuite, comme la mémoire fait appel à un souvenir.


Si la vidéo dans son rapport au présent et à l’instantané semble s’approcher du processus de la mémoire, son aspect technologique peut préciser encore l’analogie. Le premier point notable que souligne Françoise Parfait est le fait que la vidéo se présente sous forme d’un flux ininterrompu qui capte en permanence, à l’image du cerveau. De plus, l’image électronique est toujours en mouvement, ce mouvement conditionnant la perception que l’on peut en avoir ; elle produit une image évanescente propice à rendre compte de subtils mouvements d’évanouissement de la forme et de la pensée. (« La spécificité vidéographique découle de la non matérialité de l’image qui permet de communiquer différents états psychologiques et mentaux. »(2)). De plus, l’instabilité et l’incomplétude de cette image requièrent de la part de l’observateur la mobilisation de sa mémoire et maintiennent en alerte permanente son système perceptif. Françoise Parfait ajoute : « La perception elle-même est modifiée face à l’écran électronique : l’empreinte laissée par les corps lumineux […] est traitée de telle façon que les seuils de reconnaissance se trouvent déplacés de manière plus ou moins sensible selon les manipulations opérées par les signaux, reculant d’autant l’identification mimétique des objets de référence. »(3) On peut donc dire que la vidéo, dans son médium même, propose un nouveau paysage de perception dans lequel l’espace et le temps rendent compte d’une pensée en images, qui est le fonctionnement de la mémoire même.
***

Olivier Bosson - Compétent dans sa branche, un album de vidéo d'Olivier Bosson - DVD - 27 tracks - 60' - 2004
Olivier Bosson - Compétent dans sa branche, un album de vidéo d'Olivier Bosson - DVD - 27 tracks - 60' - 2004

« Je m’étonne toujours de ce que, malgré leur frénésie d’enregistrement, les gens visionnent rarement leur matériau. Le phénomène des archives vidéo privées semblent avoir plus de signification par son existence même, que par sa fonction de répertoire d’informations. Savoir que telle chose est conservée sur une cassette vidéo peut apaiser. On se sent soulagé de la tension qu’on éprouve en confiant un évènement à sa mémoire. »(4)

Dans le film Sans Soleil , Chris Marker se demande s’il est possible de se souvenir de tout sans le photographier. Il faut alors entendre photographier comme enregistrer, filmer. Cette question implique le fonctionnement du souvenir. L’esprit aime tordre dans sa mémoire les faits dont il se souvient... Alors, la vidéo comme palliatif à la mémoire ne réduirait-elle pas la part d’imagination inhérente au souvenir de la chose vécue ?

Le film de famille, malgré son aspect « pauvre » en termes de réalisation, de montage et d’image, permet de réfléchir sur différentes problématiques liées à la question de l’expérience du moment par le réalisateur. Car, lorsque l’on filme, l’attention ne se porte plus sur l’événement qui se déroule ni sur l’expérience qui est faite de cet événement, mais sur autre chose : l’image de l’événement que l’on est en train de faire. Alors, une mise à distance de la situation et des personnes qui nous entourent s’opère, l’on est plus dans l’affect ressenti mais dans l’image qui se construit (même si cet exemple est équivoque, il est intéressant de noter que dans les vidéos de Bartoloméo, son détachement quant à ce qui se déroule devant lui lorsqu’il filme notamment sa fille est assez frappant, la laissant « déraper » au profit de l’image qu’il est en train de faire. Sa fille va jusqu’aux limites du jeu, au moment où l’on commence à faire mal, et cela sans même un mot du père qui filme(5)).



JOËL BARTOLOMÉO - Lili m'a dit - Art vidéo - 16'30'' - hi8 - 1997
JOËL BARTOLOMÉO - Lili m'a dit - Art vidéo - 16'30'' - hi8 - 1997


Ce qui vient appuyer le fait qu’une mise à distance avec l’entourage s’opère lorsque l’on filme, c’est que le médium vidéo convoque à la fois « le corps et l’esprit ». Ce n’est pas simplement l’œil qui gère l’image, s’ensuit dans un même temps des questions esthétiques qui vont à leur tour mobiliser le corps et plus seulement l’œil. Les questions de lumière vont nous faire alterner entre le viseur et « le réel », le cadrage va nous crisper de la main jusqu’aux jambes depuis ce qui est vu par l’œil etc. L’attention toute entière et le corps, support sensible, ne sont donc plus articulés à ce qui est vécu, à ce qui fait partie de l’expérience, mais à l’image.

La photo familiale semble s’apparenter assez directement au film de famille. On photographie petits et grands évènements de la même façon, ensuite, soigneusement, on classe ses images dans de grands albums photos familiaux qui passeront ou non à la génération suivante. La vidéo semble suivre le même ordre des choses, on filme, on regarde, on classe. Cependant, l’objet n’a pas même valeur. Est-à cause de l’évolution du spectateur moderne, ou simplement de la technique, en tout cas, la photo semble avoir une valeur mémorielle moins grande que la vidéo.

Une première raison semble expliquer ce mouvement. Car la photo, elle, permet l’écart entre le « ça-a-été » barthésien(6) et le souvenir précis. C'est-à-dire, l’image fixe de la photographie rappelle que ce moment a existé, qu’on y était (ou pas), mais sans préciser les mots, les sons et les mouvements de chacun. Il peut donc y avoir un écart entre la chose qui a été, et le souvenir que l’on garde de la chose, même si la photo tente de la signifier. Tandis que la vidéo ne permet pas cet « écart », cette part d’interprétation personnelle, d’appropriation du souvenir. Roland Barthes ajoute dans La chambre Claire « Est-ce qu’au cinéma j’ajoute à l’image ?_ Je ne crois pas ; je n’ai pas le temps : devant l’écran, je ne suis pas libre de fermer les yeux ; sinon, les rouvrant, je ne retrouverais pas la même image ; je suis astreint à une voracité continue ; une foule d’autres qualités, mais pas de pensivité…(7) ». A ce moment précis, la vidéo de famille permet de « fabriquer » un souvenir sûr, le même pour chacun qui aura vu et verra la vidéo.


Carnet de rêve, Joël Bartoloméo
Carnet de rêve, Joël Bartoloméo

Cette réduction de « l’écart d’appropriation », engendre directement une posture passive du regardeur. Si le souvenir ne peut plus évoluer et se changer, parce qu’il serait fixé par la vidéo, alors, on réduit le souvenir à ce qui a été dans le champ de la caméra.

Nous parvenons alors à un paradoxe, que l’analogie avec la mémoire permet de mettre en exergue : d’une part, la vidéo semble être le lieu privilégié du souvenir « pur », précis, et devient alors comme une « sur-mémoire », un palliatif aux errements de notre mémoire(8), comme le note Jonas Mekas ; d’autre part, elle permet bien des transformations, du côté de la mise en œuvre comme du côté de la réception.

Si l’analogie avec la mémoire fonctionne, c’est que la mémoire n’est pas une simple série d’enregistrements stockés, mais elle est un complexe de souvenirs réécrits, troués, lacunaires, et, parfois, surdéterminés, surinvestis émotionnellement. De la mise à distance qu’implique l’utilisation de la vidéo jusqu’à la valeur, sans index dans le réel, que lui donnera le spectateur, tout le processus qui fait le journal-vidéo est bien une inscription, c’est-à-dire plus qu’un enregistrement. Le journal-vidéo n’est pas simplement composé de signes qui réfèrent à des objets ou à des situations réelles, il est peut-être plutôt du côté du symbole, c’est-à-dire qu’il dépasse la référence, ne serait-ce que par son élection, son abstraction dans le réel. On ne saurait expliquer autrement la valeur qu’acquiert tel ou tel souvenir lorsqu’il devient récit vidéographique.

Ainsi, si le film de famille semble toujours représenter des moments heureux, c’est plus profondément parce qu’il produit des moments mémorables. C’est donc bien un processus analogue à celui de la mémoire, car il décide d’une hiérarchie mémorielle : ce n’est pas ce qui est filmé qui a en soi une valeur de bonheur plus grande, c’est parce qu’elle est captée qu’une situation devient plus importante que les autres.



Laetitia Ferrer



(1) Françoise Parfait, « Vidéo un art contemporain », p.338
(2) Mona Da Vinci, « Video. The Art of the observable Dreams », dans Battcock, éd. New Artists’Video
(3) Françoise Parfait, « Vidéo un art contemporain », p.339
(4) Atom Egoyan, Trafic n°10, printemps 1994
(5) Joël Bartoloméo, dans la vidéo Le chat qui dort, (Courtesy Galerie Alain Gutharc, Paris, 1992) filme sa fille jouant avec son chat à la poupée, allant du simple jeu où on habille le chat jusqu’à le gronder comme on gronde un enfant qui fait une bêtise, puis, le frapper sans aucune intervention de sa part.
(6) Roland Barthes, « La Chambre Claire », éd. Cahiers du Cinéma, Gallimard Seuil
(7) Ibid, p.90
(8) « Moi je filme parce que je n’ai pas de mémoire, je ne peux me souvenir que de ce que je filme, et les souvenirs me reviennent quand je vois les images. C’est peut-être pour ça au fond que j’ai commencé à filmer, parce que je n’arrive pas à me souvenir des choses. »

Jonas Mekas en conversation avec Nam June Paik. Catalogue « Voilà », Musée d’art moderne de la ville de Paris, 2000, supplément des Inrockuptibles n°247. p.59.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire