samedi 31 octobre 2009

Sur quelques secondes d'une star de cinéma (Cassavetes 2)


Gena Rowlands Opening Night

Gros-plan sur un gros-plan de Gena Rowlands / Myrtle Gordon : chute de star et envolée d'actrice dans Opening night.


Dans ces pages s'est formulé le projet d'une plongée dans les films de John Cassavetes. Il s'agit de prendre cette œuvre par le milieu, à la manière dont elle s'attaque elle-même à la vie de ses personnages. Une question, peut-être triviale, se pose alors de plus en plus nettement, à chaque fois qu'il est temps de prendre de nouveau son élan : que visons-nous ? Si quelqu'un, pour une raison ou pour une autre, souhaite s'attarder un peu pour comprendre l'une de ses expériences – celles de sa propre vie, ou celles des films qui l'accompagnent – où devra-t-il chercher ? Où commencer, où s'arrêter ? Et lorsqu'il s'agit ensuite de dire cette expérience, que faudrait-il garder ?


La question se pose ici, d'abord, simplement, parce qu'on a le droit de croire qu'il est significatif qu'elle se pose à qui veut écrire sur ces films-là. Nous avons pris Husbands par la sortie de la salle de cinéma ; nous avons introduit à Shadows par une scène qui « n'y est pas ». Nous étions sur le point, cette fois-ci, d'écrire sur un personnage particulier de Opening Night... un fantôme. Si nous voulons comprendre, et par là certifier, valider, notre expérience des films de John Cassavetes, ce serait dévier de notre chemin que d'ignorer cette propension étrange qui est jusqu'à présent la nôtre : dans ces films, nos exemples, nos extraits, sont minuscules, ectoplasmiques. Ce n'est jamais une vraie discussion d'un film « en entier », dans sa majesté d'œuvre, la plénitude de son achèvement. D'abord, c'est un souvenir déposé en nous par le film ; ensuite, une scène qu'il évoque, mais qu'il ne contient que par allusion ; enfin, bientôt, ce sera un personnage qui n'a d'existence que par et dans un autre.

Devant ce constat, on craint naturellement, en premier lieu, de rater sa cible, d'être condamné à errer de fragment en fragment, et de ne jamais recomposer, à l'aide de telles pièces détachées, un tableau un peu fidèle de l'expérience d'un film. Il n'y a sans doute pas d'échappatoire à cette peur ; il sera dès lors toujours difficile de choisir le bon morceau. Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là ?

Cependant, même si nous en sommes réduits, parfois, à vagabonder dans l'indécision à l'intérieur des films, il y a bien une expérience première que nous n'avons pas choisie, et qui cause cette indécision : ce sont les films de Cassavetes qui, sans cesse, produisent des fragments de toutes tailles, de toutes formes, dont certains qui conviennent mieux à une certaine complexion passagère de notre esprit et de nos émotions particulières, dans la salle ou des années plus tard. Ils viennent alors au premier plan, et pour peu que nous les laissions s'installer ainsi, notre souvenir d'un film peut alors se recomposer à partir d'eux : il se concentre ainsi en une scène, parfois même un morceau de scène. Il est parfaitement possible, pour lutter contre cette élection involontaire, de porter son attention sur ce qui vient avant ce moment ou sur ce qui le suit. Mais cette persistance d'un souvenir particulier ressemble à l'amour : les premiers temps de la découverte, nous les voyons ensuite comme un chemin, parfois sinueux, qui n'en mène pas moins, de manière sûre, vers un but ; nous réécrivons l'histoire dans la langue du destin. Et nous vivons les moments présents à la lueur première du coup de foudre, même – et peut-être surtout – quand elle a pâli.

Ainsi quelques secondes d'un film peuvent projeter leur ombre sur les deux heures entières : cela ne veut peut-être pas dire qu'elles sont plus importantes que d'autres instants, mais elles le sont assez pour suffire, dans notre souvenir ou dans notre imagination, à représenter tout le film.

*

Cette aura d'une scène, on dit parfois qu'elle vient de la présence d'une star dans toute sa splendeur, quel que soit le film. Et l'analogie entre le cinéma et l'amour, bien qu'incidente, peut-être, dans ces lignes, ne trouve-t-elle pas l'un de ses fondements dans ce que le spectateur ressent, parfois, pour la star, objet de tous les fantasmes ? Nous avons voulu ici, pour une fois, nous laisser complètement aller à deux vilains réflexes. Le nôtre, d'abord : plonger, cette fois résolument, dans un bout de film des plus minuscules – un instant d'Opening night au cours duquel Myrtle Gordon, star du théâtre, réagit « hystériquement » à une gifle de son partenaire, au cours d'une répétition. Ensuite, la commune habitude, dont nous avons bien du mal à nous départir, de placer la star au centre de notre expérience d'un film (ici, Gena Rowlands).
Donc : quelques secondes d'une star de ce cinéma-, qu'est-ce que ça fait ?

Dans la scène, Maurice doit donner une gifle à Myrtle. Elle ne le supporte pas. Ils refont la scène trois ou quatre fois : elle se jette par terre en pleurant, systématiquement. Comme il convient pour une star de cinéma, les quelques secondes que nous évoquons sont en gros plan, lorsqu'elle tombe pour la dernière fois sur le sol rouge de la scène du théâtre. A notre grande surprise, elle se met à rire nerveusement, et se relève en se décomposant lentement. De la chute à la fin du redressement, il y a exactement vingt-et-une secondes qui forment comme un symbole de la star Gena Rowlands, vue par John Cassavetes.

Opening night est un film troublant pour tout spectateur de cinéma, car la star y est en quelque sorte au carré : Gena Rowlands, grande star de cinéma, joue le personnage de Myrtle Gordon, qui est elle-même une star. Ce n'est pas un caractère accidentel du personnage : ce statut est au cœur du film lui-même. Myrtle Gordon commence à perdre pied véritablement, au début du film, lorsqu'elle est témoin de l'accident mortel d'une jeune fan : c'est en effet en « poursuivant » son idole qu'elle se fait écraser. De plus, juste avant la scène qui nous concerne ici, lorsque Myrtle téléphone au metteur en scène, tard dans la nuit, et précisément à propos de cette gifle qu'elle appréhende déjà, celui-ci lui répond, pour justifier le geste : « Do you want to be a star ? »(1)

Le « raisonnement », très assuré de sa propre évidence, que tient Manny, le metteur en scène (Ben Gazzara), ne peut manquer d'intriguer. Citons-le directement : « Actresses get slapped in the face all the time »(2) ; et pourtant, « It has nothing to do with being a woman ».(3)

Au contraire, bien sûr, tout cela a à voir avec le fait d'être une femme au cinéma. Car la femme, au cinéma, est toujours la véritable star. C'est pour LA star qu'il y a toujours le gros-plan : ce visage qui fascine le spectateur, qui emplit son regard et en devient le pur objet du fantasme.

Bien que « l'improvisation » des films de Cassavetes est presque devenue leur caractère le plus connu, ils possèdent en fait la plupart du temps une sorte de logique intérieure, fine, mais stricte. Par exemple, dans le plan qui nous intéresse : Myrtle est giflée – frappée au visage ; puis, raccord sur un gros-plan de star. C'est comme si cette femme était renvoyée, ou plutôt envoyée violemment, et de manière répétée puisque la scène de la gifle est constamment reprise, à son statut de star. Actrice-gifle-star. Actrice-gifle-star. C'est la logique de ces quelques images, et elle est rigoureuse. La main d'un homme « envoie » le visage d'une femme dans un plan de star, un gros-plan.

Voilà peut-être pourquoi ces quelques secondes persistent dans notre esprit au souvenir d'Opening night : dans ce plan, le film, si l'on ose dire, « précipite ». C'est un précipité du film. Le combat de Myrtle, prise entre ses rôles contradictoires, femme, actrice, star, se rejoue ici, à la vitesse du coup de foudre, au cœur de son « gros-plan de star ».

Le gros-plan lui-même, se niant comme gros-plan classique, suit parfaitement l'évolution de Myrtle : il est mouvant, commence quand elle n'est pas dans le cadre, donc dans un fouillis d'étoffes et de cheveux ; elle le déborde quand elle bouge et va pour se relever. A ce moment précis intervient le raccord, qui n'a rien à voir avec la « visibilité » de la scène, car le plan est tout aussi artisanal avant qu'après. Ce montage est pourtant décisif, car il fait de ces instants passés au sol comme un moment de recueillement, un moment personnel, individuel, volé au public et à ses camarades ; puis l'actrice se relève et fait face.

*

Maintenant, que se passe-t-il, ou plutôt que voit-on exactement dans ce gros-plan de quelques secondes ? On y voit, à vrai dire, deux choses : d'abord, on l'a dit, que l'art du gros-plan cassavetessien est à nul autre pareil ; ensuite, que cela lui permet, ici, de montrer une star comme nous n'en avons jamais vue, au moment même où elle est, par cette échelle même du plan, starifiée au maximum. On y voit surtout, au fond, la matrice de ce que va devenir cette pièce qui est représentée et répétée tout au long du film ; et donc la suite du film lui-même. Dans ce plan s'opère un choix, un choix de comportement, un choix d'actrice : Myrtle est giflée, tombe et... rit. Elle rit. Nerveusement, hystériquement si l'on veut, mais elle rit. Elle devient clown. Non pas métaphoriquement, mais réellement : nous voyons un clown, les yeux cernés du bleu qui a coulé, la bouche trop rouge.

Myrtle sort alors du rôle, et de manière exponentielle : elle sort de la définition originale de son personnage, mais aussi d'elle-même. Elle sort du rôle non parce qu'elle est fondamentalement incapable de jouer n'importe quelle personnage (bien au contraire) ; mais parce qu'elle refuse d'être assignée à un seul. Assignée au sens fort : l'auteure de la pièce (Joan Blondell), présente dans la salle, répète constamment à Myrtle qu'elle peut, et doit, s'identifier à cette femme qui n'est plus « jeune », plus tout à fait séduisante, qui a peur de la mort et du regard des hommes. En ce sens, il faut presque prendre l'aveu de Myrtle à propos de son personnage, « she's alien to me »(4), de manière strictement antiphrastique : si elle est une « inquiétante étrangère », c'est parce que l'on arrête pas de les identifier. Alors elle fait le clown, c'est-à-dire le personnage qui n'a pas d'identité, dont toute l'identité est un jeu. Surtout : un clown n'est pas une femme. Ni un homme d'ailleurs, mais encore moins une femme.

Cassavetes présente ainsi un choix, là où il n'en existait pas avant : une femme, au cinéma, peut être une star ou une actrice. Naturellement, d'habitude, si elle est actrice, elle est star. Ou plutôt, « actrice », auparavant, ne voulait rien dire d'autre que star. Mais ici, c'est un choix : et Rowlands/Gordon choisit de devenir une actrice. Certes, l'auteure la reprend immédiatement : « Do you expect to be funny in that scene ? »(5) Et on se dit que Myrtle a touché le fond. Pourtant, à partir de ce moment là, dans ses représentations successives, la pièce – un drame – va devenir comique : lors de la représentation qui suit cette répétition, c'est précisément au moment de la scène de gifle que la pièce change de ton, sous l'impulsion de Myrtle et à la surprise (amère) de tous les autres. Et tout se finit dans un tonnerre d'applaudissements. Puis, à la toute fin du film, la pièce a complètement tourné au grotesque, et là encore, se finit sous un tonnerre d'applaudissements.

Ce choix que met en scène Opening night (star, ou actrice), c'est le choix des femmes, pas seulement des comédiennes professionnelles. Elles n'ont pas l'option de se définir en-dehors du regard des autres : personne ne l'a. Mais une femme peut choisir de jouer ; ou choisir d'être le pur objet du fantasme de son public. Le propos de Cassavetes excède largement l'étude d'un « cas professionnel » qui serait celui d'une actrice, star ou non, de théâtre ou de cinéma : c'est cette femme qui l'intéresse. Comment elle est traitée, comment elle trouve des solutions pour s'en sortir, sortir d'elle-même. Pour reprendre Manny : it has everything to do with being a woman.

Manny n'a cependant pas tout à fait tort, lorsqu'il taquine Myrtle, toujours au téléphone, en ajoutant qu'elle « n'est pas une femme » (« anyway you're not a woman »). Prenons cette phrase au sérieux : que veut-il dire par là ? Ou plutôt : que pouvons-nous entendre par là ? Elle est bien une femme, une star, un objet, pour beaucoup d'autres : ses amants, ses admirateurs, peut-être son public. Mais, à un moment, elle décide d'en jouer, c'est-à-dire, à proprement parler, d'être une actrice. Elle joue l'amante, l'objet, l'amie, la star ; mais elle n'est rien de tout cela. Et Maurice ne pourra plus la gifler : il est « a wonderful actor ».(6)

*

Opening Night porte donc un propos sur les femmes, parce qu'il parle des stars, et qu'il filme une star, une star « au carré ». Et la star dit quelque chose de la femme, parce qu'elle n'est rien d'autre que le fantasme masculin porté à l'écran. Le cinéma nous donne le monde de nos fantasmes, comme disait à peu près Godard. Comme l'écrit Stanley Cavell aussi. Nous sommes les voyeurs, ces ombres venant sans cesse emplir le champ lors des représentations qui ont lieu au cours du film. Encore une fois, le choix de Myrtle ne peut porter sur la représentation elle-même – sur son existence. Il est dans le contrôle de cette image : star, ou actrice. Si le public applaudit à la fin du film (et de la représentation), c'est que ce film porte un espoir, ou plutôt une foi : que la performance d'une véritable actrice, pour nous, spectateurs, vaille autant et presque plus que le spectacle d'une star.

Bref, pour parvenir, au fond, à construire un personnage de femme libre, surprenant non seulement son entourage, mais les spectateurs du théâtre, et même, au-delà, les spectateurs du film, Cassavetes joue en quelque sorte l'actrice de théâtre contre la star de cinéma. Non pas dans l'absolu – cela ne voudrait rien dire. Mais au cinéma, il utilise le théâtre pour filmer autre chose qu'une star. Car il ne suffit pas de faire un film sur un personnage de star pour obtenir autre chose, dans le regard du public, que la satisfaction de voir une star. Opening night est bien une mise en abyme, mais elle a ici une fonction bien précise : placer la star de cinéma sur une scène (pas seulement celle du théâtre – Myrtle vit en permanence « sur scène ») pour lui donner les pouvoirs d'une véritable actrice. Et de là descendre, non seulement en-deçà de la star, mais, plus loin encore, en-deçà de la « femme », vers la puissance pure que dévoile ce personnage, cette personne : puissance de changement, existence rebondissante et infiniment fractionnée. Quelques secondes de ce film suffisent alors à en suggérer l'attrait, parce qu'il ne faut pas plus de temps à Myrtle Gordon / Gena Rowlands pour changer subitement de comportement, d'émotion, de visage et de rôle – processus qu'accompagne constamment un cadre artisanal, charnel, qui dérape lui-aussi et ne parvient jamais totalement à la saisir – surtout, paradoxalement, lorsqu'il s'agit d'un gros-plan.(7)

C'est pourquoi, finalement, il n'est pas étonnant d'entendre Cassavetes affirmer avec passion, dans un interview télévisée qu'il donnait au moment de la sortie du film, qu'il « aime » ce personnage. C'est une femme « formidable », dit-il ; une femme qu'il respecte beaucoup.(8) On a tort d'interpréter sans cesse Myrtle Gordon comme un nouveau personnage hystérique incarné par Gena Rowlands : ses personnages ne sont jamais hystériques. Gena Rowlands incarne toujours, d'une manière ou d'une autre, ce « type », ce « modèle » qu'est l'actrice. Hystérique est simplement le nom que nous aimons lui donner. On peut aussi lire la série des films que Cassavetes a consacrés à sa femme comme la défense et illustration du combat d'une actrice pour ne pas être une star hollywoodienne, ou plus simplement du combat d'une femme pour être autre chose qu'une femme. Pour ne pas être une femme au foyer, une femme facile, une femme aimante, une femme active, une femme ceci, une femme cela. Au bout du chemin, et autant qu'on puisse en juger rétrospectivement, Gena Rowlands est peut-être bien une « star hollywoodienne » pour une grande partie du public : mais c'est aussi pour ça qu'elle le surprend toujours. Il lui suffit de quelques secondes.



Extrait d'Opening Night, incluant le plan dont il est ici question.

Opening night affiche gena rowlands
Opening Night (1977), de John Cassavetes.

K.


(1) « Tu veux être une star ou pas ? »
(2) « Les actrices se font gifler tout le temps. »
(3) « Ça n'a rien à voir avec le fait d'être une femme. »
(4) « Elle m'est complètement étrangère. »
(5) « Tu crois que tu vas être drôle dans cette scène ? »
(6) « Un acteur formidable. »
(7) Ainsi ce cinéma-là lutte-t-il contre son propre art, c'est-à-dire contre les formes classiques qui l'ont défini comme art – et qui ont défini ses fonctions.
(8) L'interview est visible à cette adresse : http://www.youtube.com/watch?v=ePptcNqXRJA.

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