mercredi 7 octobre 2009

Jonas Mekas et le filmage quotidien

Jonas Mekas - 365 films
Jonas Mekas, 365 films

Jonas Mekas pointe sa caméra sur un monde autour duquel il gravite depuis plus de 40 ans. Armé à ses débuts d’une Super 8 pour filmer les concerts du Velvet et le milieu underground new-yorkais des années 60, il nous propose en 2007 une série de vidéos intitulée 365 Films, constituée d’une vidéo par jour dans un format DV court couvrant l’année 2007.


Cette œuvre est un partenariat avec la Maya Stendhal Gallery, qui sur son site internet, propose un lien vers le site www.jonasmekas.com. Nous découvrons alors un calendrier mensuel où, chaque jour de l’année 2007, une vidéo est proposée. Pour voir ces vidéos, il faut s’inscrire sur le site puis les télécharger sur son ordinateur. L’inscription est gratuite, cependant l’on ne pouvait voir la vidéo gratuitement que le jour qui suivait sa réalisation (les vidéos sont donc toutes payantes, aujourd'hui). L’espace d’exposition entre donc dans la sphère de l’intime, chez soi, car les vidéos ne sont visibles que sur l’écran, le moniteur de l’ordinateur personnel.


Jonas Mekas 1er janvier 2007

Un parallèle avec Pierrick Sorin semble intéressant à faire sur la notion d'espace intime de l'exposition : en donnant comme nom à son exposition de 2001 ce qui semble être son adresse “Pierrick Sorin, 261 Bd Raspail, Paris XIV” (mais qui se révèle être l’adresse de la Fondation Cartier où se déroule l'exposition), il signifie l’espace privé, une fonction d’habitation, faire entrer la notion de « chez soi » dans la structure musée. En faisant cela, il fait entrer le visiteur dans une structure intime et personnelle, et non plus dans la salle neutre aux murs blancs de l’espace d’exposition. Mekas, lui, déconstruit la notion d’espace d’exposition, et trouve un procédé qui pose les termes d’une relation intime à son œuvre, en débordant la limite même d’une structure d’exposition. En donnant le moyen de voir ses vidéos chez soi, il place le regardeur dans une position complètement différente, on ne se déplace plus vers un espace publique codifié (le musée la structure, la fondation…), où certains comportements face à l’œuvre sont prescrits, mais on déplace l’œuvre, on l’amène au public. (La notion de public, d’ailleurs, est elle-même perturbée, brouillée).


"Pierrick Sorin, 261 Bd Raspail, Paris XIV", VHS PAL. Durée: 26'
Présentation de l'exposition réalisée par Pierrick Sorin en 2001 à la fondation Cartier à Paris sous forme d'une fausse interview largement illustrée d'extraits d'oeuvres.


Un autre lien est à faire avec le titre de l’exposition de Pierrick Sorin car, au même titre que Sorin donne « son » adresse (celle de la Fondation Cartier) pour son exposition, le site internet où les vidéos de Mekas sont consultables a pour adresse son propre nom, et non celui de la galerie qui produit cette exposition virtuelle. Alors, de la même façon que Sorin nous propose de venir « chez lui », Mekas, par cette adresse internet, nous propose de venir sur son espace web personnel.


Pour finir sur le format de diffusion de son œuvre, on pense aussi au livre de Edward T. Hall, La dimension cachée, car ce système de diffusion est celui qui permet d’être au plus près de « la mesure intime » : face à l’écran de l'ordinateur, nous ne nous situons jamais à plus de 50cm. De plus, le spectateur ne se trouvant pas dans un espace d’exposition public, il est possible de regarder ces bandes dans les conditions que l’on souhaite, que ce soit en terme de position, de concentration ou d’horaire, que l’on veuille la voir en boucle ou non, dans l'ordre ou non. Il est également possible d'y revenir quand on le souhaite, car la bande est téléchargée dans l’ordinateur : ces « shorts-films » nous suivent dans notre propre intimité, au sein de notre univers personnel.


Jonas Mekas 365 Films April 3, 2007.
A conversation with Harmony Korine


Mekas, pour ce projet, filme donc tous les jours. Il nous propose son regard, sensible, sur le monde qui l’entoure, comme le diariste nous propose avec ses mots le fil de ses journées. De Benning à Nani Moretti, ce qui fait signe vers le journal intime écrit était (entre autres) l’emploi de l’écriture à l’écran (que ce soit des écritures filmées pour S. Benning, ou la mise en scène de l’écriture pour Moretti) (voir l'article précédent), tandis que Mekas, sans « l’artifice » de l’écriture, conserve le journal intime écrit comme référence (il n’est pas le seul : pour ne citer qu’eux, Alain Cavalier avec son film Le filmeur parvient au même résultat ; et Pierrick Sorin, avec sa série de réveils, s’inscrit aussi dans la quotidienneté du journal écrit).


Réveils, Pierick Sorin, 1988

Dans ce filmage quotidien, on peut noter que Mekas change, d’un jour à l’autre, les régimes de l’image. Tel jour un proche à qui il arrive quelque chose, tel autre, de façon plus distante, un évènement qui ne fait pas partie de sa vie exactement, et le lendemain encore, s’adressant à la caméra, lui-même nous interpelle. Ces adresses à la caméra sont là encore intéressantes dans le rapport intime qu'elles créent avec le spectateur. Nous ne sommes plus témoins passifs de ce qui se déroule dans les bandes, mais en s’adressant à nous, Mekas nous fait exister dans sa vie.


Jonas Mekas FEBRUARY 21, 2007

Au bout d'un moment, toutefois, il est légitime de se demander : pourquoi filmer au quotidien ? Qu'est ce qui le pousse, tous les jours, à prendre sa caméra pour filmer ? Apparemment, pour Mekas, ce serait une question de mémoire…


« Moi je filme parce que je n’ai pas de mémoire, je ne peux me souvenir que de ce que je filme, et les souvenirs me reviennent quand je vois les images. C’est peut-être pour ça au fond que j’ai commencé à filmer, parce que je n’arrive pas à me souvenir des choses. »(1)



Jonas Mekas, 365 films (2007).
Pierrick Sorin, Pierrick Sorin, 261 Bd Raspail, Paris XIV, fondation Cartier (2001).

Laetitia Ferrer


(1) Jonas Mekas en conversation avec Nam June Paik. Catalogue « Voilà », Musée d’art moderne de la ville de Paris, 2000, supplément des Inrockuptibles n°247. p.59.

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