dimanche 27 septembre 2009

Petite histoire raisonnée du journal intime vidéo (2)

Jonas Mekas
Jonas Mekas, This Side Of Paradise

Continuons plus avant notre découverte du journal intime vidéo avec une sélection de trois oeuvres, Caro Diario de Nanni Moretti, No Sex Last Night de Sophie Calle et Me And Ruby Fruit de Sadie Benning .


Sadie Benning (1973, USA) est une adolescente de 15 ans lorsqu’elle reçoit en cadeau d’anniversaire sa première caméra, la PXL 2000 (également appelée Pixel Vision), qui fut commercialisée par le fabricant de jouets américain Fisher Price en 1987. Avec celle-ci, elle commence un travail vidéo d’une richesse étonnante, qui a pour thématique sa découverte de la sexualité, ou pour être précis, sa découverte de son homosexualité. Françoise Parfait décrit son travail en ces termes : « travail en direct (commentaires et autofilmage), monté (recyclage de film de famille, de la télévision), composé (disposition de textes dans l’espace et filmage)(1)… ». Les sources d’inspiration et références sont donc multiples. De l’espace intime de son corps où, avec un geste précis et assuré, elle balade sa caméra, au papier sur lequel sont inscrits ses questionnements profonds (puis-je être une femme si je ne me marie pas ?), elle nous donne à voir la construction complexe de son esprit adolescent ; construction où la musique, la voix, l’image et les objets acquièrent un même statut pour se mettre au service de son propos.

Voir un extrait de Me And Ruby Fruit de Sadie Benning ici.

Avec ce travail de mise en scène et d’écriture, nous ne sommes pas dans des processus traditionnels du journal intime. Car si la pratique du journal intime écrit appelle une quotidienneté, une inscription journalière des évènements, un saisissement du flux de la vie, Sadie réinvente cette pratique en faisant des choix qui ne sont plus ceux, arbitraires, des évènements d’une journée, mais ceux plus généraux qui s’emparent d’une vie. Elle réussit donc, par l’emploi des différentes techniques énumérées plus haut, à reconstruire un récit de soi qui, de façon évidente, reprend pourtant les caractéristiques du journal intime.
L’on ne sait pas dans quelle mesure Sadie Benning écrit ce qu’elle filme, mais le montage entre les différentes séquences laisse penser qu’un travail et un soin minutieux étaient apportés aux choix des plans pour parvenir à une unité aussi cohérente.

Voir un extrait de It Wasn't Love de Sadie Benning ici.

Dans Journal Intime (Caro Diario , 1994), Nani Moretti , malade, nous fait traverser Rome, sa ville, sur son Vespa. De médecins en spécialistes ayant tous un diagnostic différent, on partage les angoisses et les peurs qui le tiraillent par l’emploi de différents dispositifs qui font signe vers le journal intime. Le plus notable, et qui revient à plusieurs reprises, c’est la mise en scène du dispositif d’écriture d’un journal. Assis à son bureau, un carnet ouvert devant lui, on le voit écrivant son journal. Cette image est ensuite déclinée tout au long du film : ici une voix-off lisant le texte qui s’écrit, là Moretti s’adressant à la caméra comme s’il était en train d’écrire et encore, toujours assis à son bureau, écrivant et dans le même temps lisant ce qu’il écrit. De plus, comme pour être sûr qu’il n’y a pas d’ambiguïté, Nani Moretti est de chaque plan. Ce film est son journal intime, son expérience de la maladie dont il nous fait part. Certes, c’est un film qui contient sa part irréductible de fiction, mais il semble vouloir réduire cet écart en nous « démontrant » la vérité de ce vécu, tout en employant, dans un même temps, un langage cinématographique fait d’ellipse et de raccord, laissant de côté le temps vécu pour le temps du cinéma.



Avec No Sex Last Night (1995), Sophie Calle , malgré le format film, se dirige plus précisément (conventionnellement) vers le journal intime. Le dispositif est simple : une rencontre étrange une année plus tôt entre elle et Greg Shepard donne lieu à un voyage à travers les Etats-Unis. Au départ de New-York, leur relation s'étant dégradée, le couple ne s'adresse plus la parole. De ce manque de communication naît l'idée de se munir de deux caméras vidéo et de les utiliser comme un confessionnal en racontant à sa caméra – chacun de son côté, et de manière privée – tout ce qu'il ne peut dire à l'autre. Alors chacun, de façon quotidienne, filme du point de vue de sa caméra petits évènements, route qui défile, temps qui ne passe pas et petites disputes. Ensuite, ils décident de monter ce film. Un choix des rushs est fait, des ellipses également et la temporalité, même si elle conserve les caractéristiques du temps vécu, s’approche là aussi du temps du cinéma. Cependant, ici, le processus est inverse à celui de Moretti, Sophie Calle part d’un filmage quotidien pour ensuite en faire un montage, tandis que Moretti, lui, fait un film du début à la fin, en écrivant les plans, les dialogues et les raccords, tentant de rendre vivante son expérience.



Ces trois œuvres représentent alors comme trois stratégies différentes pour tenter d'exprimer l'intime. Et ce, déjà, dans la façon dont elles sont présentées au spectateur. Car si la vidéo est considérée comme film par l’artiste, alors sa place sera d’être projetée dans un cinéma. L’expérience du spectateur sera collective, et l’image « lointaine ». Tandis que, avec l’art vidéo qui est montré sur moniteur, le spectateur fait une tout autre expérience des images. Souvent près du moniteur pour mieux saisir et percevoir images et sons, une relation de proximité s’installe le temps de la vidéo, un lien à la mesure intime se met en place entre le moniteur et le regardeur, là où, dans la salle de cinéma, la distance entre dans le champ des distances publiques(2). Ainsi, l’expérience du spectateur face à une vidéo sur moniteur paraît « géographiquement » plus intime, et fait donc signe de façon plus concrète vers le journal intime, et même la confession. En même temps, l'obscurité, le silence, l'attente, bref, tout ce que la salle de cinéma induit, ont aussi leurs avantages, quand d'un autre côté la circulation dans une exposition permet parfois de prendre une vidéo par le milieu, de manière aléatoire, et dans une association hasardeuse avec ce qui la précède dans la visite, ou la suit.

Plus profondément, les différences d'impact entre ces trois films ou vidéos tiennent au choix du mode de récit, de parole. C'est là surtout que les choix de chaque artiste s'affirment, et leur différence en dit long sur la difficulté à trouver le bon angle selon lequel on pourra atteindre l'intime, et le montrer, ou le nommer. Moretti utilise la structure classique d'un film. Il commence par une séquence d’introduction, puis, de façon construite, apporte les éléments d’un suspens (sa maladie) pour enfin arriver à un dénouement. Autrement dit, Moretti fait confiance au cinéma, à ses outils, et à sa tradition ; bien que l'intime soit une visée singulière, il peut lui-aussi se « conter ». Surtout, il se partage selon des codes déjà éprouvés (suspens, chute, etc.). Bref, Moretti fait en quelque sorte de « l'auto-fiction », comme en littérature lorsque l'intime du « journal » est retrouvé par des détours qui empruntent à la technique romanesque.

Nanni Moretti
Caro Diario, Nanni Moretti

No Sex Last Night semble emprunter la même structure narrative mais le filmage est au quotidien. Si le film semble suivre la structure début/déroulement/fin, il faut comprendre que c'est une coupe opérée dans le flux de la vie (ce qu'on appelle un peu grossièrement « une tranche » de vie) ; s'il y a une fin, c’est simplement celle du voyage et seulement arbitrairement celle du film. A cet égard, No Sex Last Night tente plus littéralement de transposer au cinéma le « journal intime » dans sa forme classique. Ainsi, en l'absence d'événements narratifs forts (« rebondissements »), le film pourrait aussi bien se voir sur un moniteur dans une exposition, et se commencer n'importe où. Néanmoins, il suit une évolution, qui, pour être moins rythmée qu'un récit romanesque, n'est pas moins réelle et signifiante. La vie se raconte ici de façon fidèlement linéaire.

Sophie Calle
No Sex Last Night, Sophie Calle

Enfin, les formats vidéos qu'utilise Sadie Benning possèdent une structure plus complexe, montage-collage non seulement entre des images de statut différent, mais aussi des mots qui viennent leur répondre, les éclairer. Plus brutes dans leur technique, mais en même temps riches de correspondances, d'écarts et de sauts, ces vidéos semble relever plus ici de la formation d'une pensée que de l'élaboration d'un film. Là où No Sex Last Night, mais surtout Caro Diario sont des œuvres construites, composées, Me and Ruby Fruit est plutôt fabriquée. Ni vraiment journal, ni bien sûr romanesque, cette vidéo touche à l'intime (y compris le nôtre) poétiquement, par correspondances aléatoires plus que par expression directe, ou mise en scène édifiante.

Sadie Benning
Sadie Benning
Sadie Benning
Me And Ruby Fruit, Sadie Benning


Caro Diario (1994) de Nanni Moretti, 1h40min.
No Sex Last Night (
1994) de Sophie Calle, 1h15min.
Me And Ruby Fruit (
1989) de Sadie Benning, 5min31.


Laetitia Ferrer avec K.

(1) Françoise Parfait, Vidéo un art contemporain, p.231
(2) Edward T. Hall, dans son livre La dimension cachée, s’est plus particulièrement intéressé à nos espaces sociaux, qui peuvent être réduits au nombre de quatre : l’intime, le personnel, le social et le public. Pour chacun de ces espaces il propose une échelle de distance, du « très près » pour l’intime au lointain pour le public. Ici, le cinéma fait appelle à la mesure du public, tandis que le moniteur, lui se situe entre l’intime et le personnel.

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