jeudi 17 septembre 2009

Petite histoire raisonnée du journal intime vidéo




Le journal intime est aujourd'hui un genre dominant. Depuis les années 60, il passe aussi, parfois, par l'art vidéo. On y trouve alors de nouveaux outils, de nouvelles perspectives, pour sortir un peu de l'éternelle et toujours croissante litanie du moi dans la littérature.


Cette nouvelle dimension du journal intime s'ouvre peut-être avec Jonas Mekas (né en 1922, en Lituanie), qui apparaît comme l’un des pionniers du journal vidéo en filmant, dès les années 60, et de façon régulière, le milieu underground new-yorkais – vidéos sans but autre que d’enregistrer des séquences de vécu. Dans le même temps, Warhol (1928-1987, USA) produit des films tels que Sleep (1), Eat (2) etc. qui, bien qu'il n’en soit pas lui-même le sujet, proposent déjà un rapport à l’intime et à la temporalité qui pose les jalons d’une pratique du journal vidéo.


Jonas Mekas, 29 juin 1971


Andy Warhol, extrait de Eat, 1963


Mais si l’on souhaite être précis, il faudrait sans doute remonter au tout premier film de famille (et donc par extension, journal vidéo), qui date des frères Lumière avec la vidéo Goûter de bébé, où un chat minaudant avec l’enfant Lumière prend peu à peu des allures de fauve inquiétant (Le chat qui dort de Bartoloméo qui est visible ici semble d’ailleurs s’en inspirer).


Cependant ce film reste une exception. Si un mouvement « Journal Vidéo » existe, ce n'est pas avant le début des années 60. Les années 70 et 80 accueillent ensuite largement cette pratique. De Nelson Sullivan (1949-1989, USA), caméra braquée sur lui à longueur de journée dans un milieu communautaire gay, à Lynn Hershman et son Electronic Diary (1988), en passant par Lisa Steel (A Very Personal Story) (3), Shigeka Kubota (My Father) (4), et Alain Cavalier (Le Filmeur) (5), le journal intime vidéo se retrouve décliné dans un panel de pratiques hétéroclites.



Alain Cavalier, Le Filmeur, 2005 (bande-annonce)



 Nelson Sullivan, The Club Kids at the S&M Sex Club Paddles, 1989

Les motivations sont souvent différentes d’un artiste à l’autre, mais selon Françoise Parfait, une constante proche du journal intime littéraire semble s'imposer : « Le journal intime et le récit autobiographique s’écrivent souvent sur les lisières d’une blessure ou d’un traumatisme, vécu personnellement ou par le groupe d’appartenance de l’auteur » (6). Il est tentant d’étendre ce propos à l’ensemble de ces vidéastes. Cependant, de Mekas à Pierrick Sorin, en passant par Joël Bartoloméo, la blessure ne semble pas être nécessairement la motivation première. L’énergie qu’emploie Bartholoméo à fixer sur ses bandes, heure après heure, sa vie de famille, espérant l’incident qui deviendra le cœur de sa vidéo, ressemble davantage à un sacerdoce, qu’à une thérapeutique ou à un journal exutoire.


Pierrick Sorin, Pierrick Sorin =Jean-Louis=1, 1994

La pratique du journal vidéo est multiple, et ne se laisse pas saisir dans de simples déterminations stylistiques. Malgré le fait qu’elle existe à présent depuis plusieurs décennies, elle est au cœur des problématiques contemporaines qui ne cessent de questionner les différentes modalités du « sortir de soi » et par voie de conséquence du « récit de soi ».


C’est de la crise contemporaine entre la sphère du public (le monde commun) (7) et la sphère du privé que naît cette troisième notion, l’intime. La sphère du public (la politique) entrant de multiples façons, de plus en plus profondément, dans les affaires privées, l’intime reste donc l’ultime refuge de l’individualité. Superlatif de la sphère du privé, l’intime est le lieu même des questionnements personnels.


La contradiction, déjà présente dans la littérature, entre une visée quotidienne et dépouillée de soi (ou des siens), et l'impossibilité d'échapper à la mise en scène, est plus prégnante encore pour l'art vidéo. C'est pourquoi les problèmes du récit de soi y sont immédiatement exacerbés, et demandent, derrière la simplicité apparente, des stratégies complexes.

Laetitia Ferrer


(1) Andy Warhol, Sleep (1963). Six heures durant, on assiste au sommeil de John Giorno, composé de 16 plans uniquement, la durée des plans variant de 25 à 45 minutes chacun.

(2) Andy Warhol, Eat (1963). Un homme (Robert Indiana) mange des champignons pendant 45 minutes.

(3) Lisa Steel, A Very Personal Story (1974). Elle raconte ses réflexions et ses sentiments lorsque, adolescente, elle trouve sa mère morte à la maison en revenant de l’école.

(4) Shigeka Kubota, My Father (1974). Elle filme son père atteint d’un cancer, puis revient sur ces images quand il est mort, cherche à y retrouver l’expérience vécue avec lui, comme le fait de regarder la télévision ensemble.

(5) Alain Cavalier, Le Filmeur (2005). Le journal intime filmé du réalisateur Alain Cavalier. Les premiers plans du film ont été tournés en 1994. Les dernières images datent de 2005. Plus de dix ans de vie en cent minutes de projection.

(6) Françoise Parfait, Vidéo : un art contemporain, p. 231.

(7) Hannah Arendt, dans La condition de l’Homme Moderne, nomme « monde commun » la sphère du public. Pour elle, le monde commun est l’endroit où l’on partage un intérêt commun pour un même objet. Le monde commun existe dès lors que des individus vivent au contact les uns des autres.

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