mardi 29 septembre 2009

Une scène de sexe fantôme (Cassavetes 1)


Shadows - Lelia and Tony

Au cinéma, le sexe est bien souvent la chose la moins intéressante, et la moins émouvante. Les « scènes d'amour » doivent être, sans doute, parmi celles qui mobilisent le moins l'expérience, la culture, et finalement l'art de leurs créateurs. En général.




C'est pourquoi les magnifiques, et rares, scènes « d'amour » de John Cassavetes sont un bien précieux. Comme nous l'avons dit précédemment dans ce blog, il faut voir Cassavetes comme une possibilité de cinéma. Un autre cinéma qui, par exemple, nous offre dans Shadows une scène de sexe comme on n'en voit jamais.


Dans Shadows, Lelia est une jeune métisse joyeuse et timide. Tony, un jeune blanc dragueur et, au fond, raciste. Ils se promènent, se séduisent, et arrivent finalement devant chez Tony. Celui-ci entreprend, avec ce qu'il faut de douceur hypocrite, et sans doute d'expérience, de convaincre Lelia de monter avec lui. Elle hésite, ne veut pas, et finalement se laisse convaincre, non sans appréhension. CUT. Première scène d'amour du cinéma de John Cassavetes. Longue stratégie par laquelle Tony convainc Lelia de se laisser faire, et consommation. CUT.


Enfin, probablement. Car cette scène, nous ne la verrons pas. C'est pourtant un tournant du film, et un moment crucial de la vie de Lelia. Mais entre l'entrée dans la chambre, et l'après sur le lit, il n'y a qu'une ellipse.


Il faudrait faire, un jour, une petite histoire des ellipses au cinéma. Celle-ci y figurerait à coup sûr en bonne place. Car en vérité, dans Shadows, il y a bien une scène de sexe entre Lelia et Tony. Mais une scène fantôme. Elle est l'ombre qui passe sur le visage de Lelia. Elle est dans son port de tête, dans sa posture ; dans les regards qu'elle lance à Tony ; dans les mots qu'elle prononce faiblement. Elle est dans l'effort de tout son corps, jusque dans sa voix, pour paraître digne. Pour être digne. Pour ne pas pleurer, ne pas s'effondrer. Pour, surtout, mépriser Tony de toutes ses forces – celles qu'il lui reste.


Shadows recèle donc une scène inhabituelle, une scène de sexe développée exclusivement dans le corps de l'actrice. Dans le corps de l'après. On ne la voit pas, mais on la ressent bien plus fort. En quelque sorte, on la lit. Sur son visage et dans ses gestes. Au rythme des ombres qui viennent parfois assombrir son visage. Et petit à petit, puis tout d'un coup avec la force de l'évidence, on découvre, on sait, que c'était un viol. Pas tout de suite, car Lelia elle-même, dans un premier temps, est incertaine, cherche à comprendre ; peut-être même scrute-t-elle le visage et les mots de Tony pour y trouver une explication, un démenti. Alors elle se raidit ; elle voudrait fuir, sans doute, mais elle ne veut pas perdre la face. Elle veut rester courageuse, dominer la situation. Elle veut, surtout, accuser Tony – et en finir avec lui.


La première scène de sexe du cinéma de Cassavetes, on ne la voit pas, on la vit. Elle est la pure expression du visage de Lelia. Son fantôme. Son passé immédiat. Passé qui passe, devant nous, dans ses yeux et dans ses mots. Cette scène fantôme est l'une des scènes de sexe les plus poignantes qu'il soit donné de voir au cinéma. C'est sans doute parce qu'elle n'est pas montrée.



Extrait du film : pour "voir" la scène dont il est question, se placer à environ 3:50 (avant qu'ils ne montent dans l'immeuble).

Shadows - affiche
Shadows (1959), John Cassavetes.

K.

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