mardi 15 septembre 2009

Introduction à une série de notes sur John Cassavetes




Où l’on apprend comment un promeneur chanceux peut croiser un film de Cassavetes, et pourquoi la rencontre est suffisamment intrigante pour qu’il soit tentant de décrire plus avant cette expérience.

Le cinéma est un art jeune, industriel, et de ce fait, populaire. C’est pourquoi son histoire semble receler peu de secrets pour nous. Non pas qu’il soit encore possible pour quelqu’un de la connaître précisément dans son entier, mais parce qu’elle est largement publique, et bénéficie, hier comme aujourd’hui, d’une exposition large, et constante. Pourtant, cette histoire possède encore des recoins. John Cassavetes en fait partie. Certes, ses films sont relativement reconnus par la critique, et repassent, de temps en temps, au cinéma – plus rarement à la télévision. Ils ont même bénéficié récemment, pour les plus connus, d’une réédition de qualité en DVD. Mais Cassavetes n’appartient pas au cinéma comme la plupart des grands auteurs, en particulier ses compatriotes américains. Sa place restera toujours particulière. D’abord, parce qu’il est difficile, pour un réalisateur qui n’apparaît jamais dans les listes de « grands » auteurs, de revenir, vingt ans après sa mort, sur le devant de la scène. Encore moins plus tard, a priori. Plus profondément, s’il flotte ainsi aux confins de l’histoire du cinéma sans s’y ancrer vraiment, c’est pour deux raisons distinctes, et convergentes : de son vivant, il n’a pas « marqué son époque », connaissant rarement le succès commercial ; et il n’a pas engendré de « descendance » réelle, d’héritiers évidents. Or, dans le cinéma comme ailleurs, seuls l’appartenance à un mouvement, ou l’impact sur l’histoire subséquente de son art, peuvent habituellement « sauver » une œuvre de son absence de succès initial.

Cassavetes n’est sans doute pas le seul metteur en scène dans ce cas ; mais si c’est de lui qu’il nous semble important de parler ici, c’est parce qu’il est un auteur populaire, au sens premier du terme. Confidentiel, il n’est pourtant en rien élitiste ou intellectuel, comme on dit, ni dans ses déclarations d’intentions, ni dans ses films. Voir les films de Cassavetes, c’est du même coup mesurer la différence entre un cinéma populaire, et le cinéma qui est populaire. Leur position particulière, ou plutôt l’absence de cette position dans l’histoire du cinéma, nous permet alors – et c’est ce qui les rend précieux – de rêver à un autre cinéma. De divaguer, avec eux, sur ce qu’aurait pu être, ce que pourrait être le cinéma. Ces films ne sont pas de leur temps, ils n’appartiennent que marginalement à une histoire des films, et ils n’ont ouvert aucune « modernité » reconnue. Pour cela justement, ils sont aussi de tous les temps, ou plutôt pour tous les temps, comme une possibilité de cinéma. Ainsi, sur la route sinueuse de l’histoire du cinéma, il y a avant tout des bornes ; mais on a parfois la chance, ici ou là, de tomber sur un caillou. Il n’a pas de place fixe, il pourrait aussi bien venir d’ailleurs ; il est là par hasard. Forme primaire et incertaine, sans contour ni sens bien définis.

Notre chance paradoxale, à nous spectateurs, c’est que voir un de ces films équivaut toujours à une rencontre singulière, de celles même que, parfois, on aimerait faire plus souvent « dans la vie » : d’où ils viennent n’a pas beaucoup d’importance et ils ne comportent pas de traits usuels que l’on reconnaîtrait un peu trop. Quand un film n’a pas d’histoire, il n’a pas non plus de notice. Et ceux-là – le monde du cinéma, parfois, est bien fait – n’en ont pas besoin.

C’est ainsi qu’un promeneur oisif et cinéphile pouvait, aux alentours de l’hiver 2005 (ou peut-être du printemps 2006), se trouver dans une salle de l’Action Ecoles pour voir Husbands de Cassavetes, sans savoir à l’avance où il mettait les pieds. Expérience rare et précieuse. Car même l’esprit d’ouverture appliqué qui convient au cinéphile ne prémunit guère contre la formation de quelque disposition perceptive préalable, selon qu’on s’apprête à encaisser Titanic ou à recevoir L’Avventura. La petite salle de l’Action Ecoles, presque vide, était donc très heureusement propice à cette excitation particulière qui accompagne une rencontre de pur hasard.

Voir un film en solitaire, cela a du bon. Certes, le débat qui s’organise dans un groupe à la sortie du cinéma permet de fixer à sa façon le souvenir du film, d’en ébaucher une critique construite. Mais la manière discursive a aussi ses défauts : l’un thématise le style, l’autre le scénario, un troisième, peut-être, le rythme. Sortir seul de la salle, sans besoin de disséquer l’œuvre immédiatement, sinon pour soi-même, laisse par contre intacts les pouvoirs de ce fantôme intérieur qui a poussé tout au long du film. Fantôme qui, pour quelques minutes ou quelques heures, double toutes nos perceptions jusqu’aux plus immédiates : les passants, les rues, les arbres et jusqu’à l’air lui-même – mais aussi notre propre démarche, notre propre respiration.

Voilà pourquoi il faudrait parfois, si c’était possible, décrire d’abord un film non par sa fin, mais carrément par sa sortie – c’est là déjà, pour les meilleurs, qu’on mesure leur puissance. Husbands est de ces films dont on verrait sans doute, si l’on y prêtait attention, quelques spectateurs ressortir légèrement chancelants – sans que l’on sache très bien si c’est un K.O ou un coup de foudre. Il est de ces films pour lesquels, de retour de la promenade qui y menait, on s’oblige à ralentir le pas, et donc à l’alourdir, pour retenir longtemps et sentir plus profondément la densité nouvelle de notre corps hanté. Parfois, au bout de quelques mètres ou bien plus tard, un morceau du film se détache de cette doublure interne comme d’une banquise, et affleure à la surface. C’est une scène, alors, et alors seulement, qui se pense en nous.

Cette scène introductive, lorsque le film, après les joyeuses photos estivales qui composent le générique, naît dans le deuil hivernal de Gus (Cassavetes), Archie (Peter Falk) et Harry (Ben Gazzara), emmitouflés dans de lourds manteaux noirs sur le chemin du cimetière.

Cette scène d’amour entre deux inconnus, deux purs étrangers car la jeune japonaise qu’Archie a ramené à l’hôtel ne parle pas un mot d’anglais, qui tentent gauchement – comme tous les étrangers – de se rapprocher l’un de l’autre, de se comprendre, de se toucher – et se ratent magistralement, célébrant sous la pluie, devant nous, le mariage improbable du tragique et du burlesque.

Cette scène finale, de retour de ce long voyage entre amis pour oublier, pour se souvenir et pour vivre de nouveau, qui voit Gus répartir les cadeaux avec Archie, puis embrasser ses enfants devant le porche, avec cet affection détachée, lasse mais sincère, à laquelle on reconnaît, souvent, l’amour d’un père ; et enfin disparaître, derrière le mur, vers le fond du jardin où l’attend sa femme, que l’on aura jamais vue – et quitter ainsi le plan, et le film.

Lorsque les dernières brumes du film se dissipent derrière le regard, que le corps de nouveau s’assure de lui-même et s’oublie, que la marche normale reprend, se pose enfin la question critique : pourquoi, d’où, comment ce film, et d’autres grands Cassavetes avec lui, produisent-il des effets si profonds que leur souvenir, après plusieurs années et bien d’autres films, perdure encore? Comme si pour une fois il n’était pas besoin de fouiller profondément, de trier des images enfouies et surimprimées – comme si la mémoire de ces films venait d’un nouveau muscle qui aurait poussé, un muscle fantôme qu’il suffirait de contracter pour sentir, de nouveau, frémir sous la peau cette promesse d’un autre corps.

Voilà donc, succinctement, pourquoi les films de Cassavetes feront l’objet, sur KLIK, d’une série de notes à venir.


Photogramme du film "Husbands" © 1970

En 2008 est sorti un coffret DVD “John Cassavetes – 5 chefs d’œuvre” (Orly Films / DD Productions).
Husbands n’a pour l’instant jamais connu d’édition DVD en France.

K.

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