mardi 22 septembre 2009

"The Wire" (3) : John Doe City


The Wire - Bubbles

The Wire
, grande œuvre réaliste, réussit à creuser ses personnages, et surtout les relations entre eux, jusqu'à ce qu'ils deviennent plutôt des « figures » : des incarnations banales et quotidiennes d'un destin à l'intérieur du système, du monde même qu'est ici la ville de Baltimore. On y verrait presque des « cas », au sens mathématique du terme, bien qu'ils soient traités - c'est le charme (et le tragique) de la série - comme des personnes singulières.



Ainsi serait-on tenté de dire que les personnages, grands ou petits, sont tous en même temps, non pas tant des mort-vivants, comme l'écrivait Stephen King(1), mais des « John Doe ». John Doe est le nom donné par les policiers aux morts qu'ils n'ont pu identifier. Il remplit donc bien des cases sur le fameux « tableau des tâches » accroché au mur de la section criminelle du Baltimore Police Department.

A cet égard, le début de la deuxième saison est emblématique, puisque le cas qui va occuper les policiers, mais aussi diriger l'attention vers les « docks », est la découverte de treize corps non identifiés dans un container abandonné sur le port. Treize « Jane Doe », en vérité, puisque ce sont des femmes. Révélatrice et cruelle est alors l'expérience de l'inspecteur McNulty, écarté de l'enquête, et qui décide malgré tout de choisir une victime, une seule, et d'établir son identité. Avec le réalisme déceptif et la froide retenue qui font le style de The Wire, la saison 2 va, un moment, développer ce « sous-arc » scénaristique... pour finalement n'en faire rien du tout. La piste est froide et ne fait que se rafraîchir, McNulty finit par reconnaître l'impasse, et abandonne. Ses collègues le moquent, puis s'inquiètent d'une obsession peu professionnelle.

Mais cette obsession est en réalité très humaine dans le monde de The Wire : ce qui fait (un temps) disjoncter l'inspecteur, c'est une « Jane Doe », une inconnue. On pourrait croire, au début, que ce sont les circonstances horribles de sa mort qui motivent l'inspecteur. Mais au fond, son ambition est à la fois dérisoire, et magnifique : son enquête finit explicitement par n'avoir pour but que de mettre un nom sur une photographie. Donner chair à un fantôme, c'est, dans ce Baltimore-là, un enjeu vital plus que policier - un enjeu qui tout de même touche au plus profond ce policier-là : les enfants de sa nouvelle compagne ne l'appellent-ils pas « McNulty », après tout ?

*

L'abondance de surnoms, diminutifs ou même faux noms (voire, donc, l'absence de nom tout court) permet ainsi de repousser systématiquement les personnes, leur singularité, leur intimité, dans l'ombre des fantômes, des « cas », des pions du système. Loin derrière ou en-dessous des statistiques omniprésentes, des numéros de téléphone sur la table d'écoute (les plans sur des suites de numéros affichés par un ordinateur sont innombrables - et pour cause, c'est le cœur des enquêtes) ou des chiffres successifs et hermétiques d'un compte en banque.

On éprouve même, paradoxalement, une affection inavouée pour ceux qui, parmi les gangsters, restent encore attachés au « territoire », et à leurs corners. Mais ils sont débordés, de l'intérieur par ceux qui, comme le boss éclairé Stringer Bell, voient plus grand et veulent à tout prix se déraciner pour se purifier ; et de l'extérieur par cette forme explicite de « mondialisation » que représentent les fournisseurs étrangers. Ceux-ci (assez loin du terrain pour éviter toutes les retombées, et ce jusqu'à la fin) portent au paroxysme cette disparition des identités propres, à l'image de leur homme de main, Sergeï, que tous persistent jusqu'à la fin (et jusqu'au comique de répétition), à appeler Boris, ou du patron, dit « le Grec », et dont on ne saura jamais vraiment d'où il vient, sinon d'ailleurs.

Ironie du sort, même les petits dealers tant attachés à leurs corners acceptent un temps, dans la troisième saison, de déplacer leur commerce vers un quartier dépeuplé (où le major Colvin tente de les rassembler tous en une zone « dépénalisée »), qui, après maintes déformations, est finalement baptisé « Hamsterdam ». Même pas Amsterdam, non, Hamsterdam. Ville fantôme (inhabitée) où errent les junkies sans visages, qui, eux, appellent ça le paradis. Et l'on pourrait continuer en évoquant la destruction des tours où s'ouvrait la série, au début de la troisième saison, et jusqu'à la « rénovation » programmée des docks évoquée furtivement à la fin (par quoi, toujours à la pointe du réalisme, les auteurs anticipent sur le tournant « touristique » choisit depuis quelques années dans le port de Baltimore - au détriment des emplois ouvriers).

Ces fantômes, donc, ces John Doe, prennent parfois aussi, ponctuellement, l'apparence d'un héros classique du cinéma de genre : à travers l'ascension et la chute de Stringer Bell, c'est un peu de Michael Corleone qui transparaît (celui du Parrain III). En effet, lorsqu'il se débat, peu avant sa mort, pour accéder à la respectabilité et à la « légalité », la frustration (et rapidement le désespoir) de Bell font penser à cette fameuse réplique du célèbre parrain : « just when I thought I was out... they pull me back in. »(2) Plus largement encore, le serial killer de la dernière saison, qui ressemble à bien des assassins de fiction, est lui-même... une pure construction médiatique, maladroitement initiée par l'incorrigible McNulty. Le tueur-type de bien des séries policières, tout comme les destins à la Michael Corleone, sont simplement désacralisés, rapportés à de simples occurrences possibles dans le monde de Baltimore, des exemplaires promptement médiatisés, et vite oubliés - parfois même n'ayant jamais existé. Dans la cinquième saison, le tueur comme la victime deviennent des « John Doe ». Il est donc juste que McNulty, pour clore la série, retourne chez lui avec, dans ses bagages, un SDF non-identifié (le « porté disparu » qu'il avait lui-même « fabriqué » pour son enquête fictive).

*

Pour toutes ces raisons, la rédemption de « Bubbles » le junkie, au soir de la dernière saison, suscite une émotion véritable lorsqu'enfin, au détour d'un dialogue banal, il donne pour la première fois son nom, son vrai nom, dans un sourire fébrile, fier et incrédule : « Reginald Cousins ».

Se faire un nom est facile à Baltimore ; retrouver le sien, bien plus périlleux.

The Wire - affiche
The Wire, série télévisée, créée par David Simon : 5 saisons, 60 épisodes.
Diffusée à l'origine sur la chaîne HBO (Etats-Unis, 2002-2008).



Blake Leyh, The Fall, générique de fin de The Wire

K.

(1) Dans un article sur The Wire, ici (en anglais) : http://www.ew.com/ew/article/0,,1333799,00.html .
(2) « Juste quand je croyais en être sorti, ils m'y ramènent (de force) » (si l'on veut : « ils m'y tirent de nouveau »).

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