mardi 22 septembre 2009

"The Wire" (2) : All in the game


The Wire - Omar


Si Omar, hors-la-loi mais voleur de gangs, est le véritable « héros » de The Wire, c'est que sa petite mélodie anarchiste joue, en douce, tout au long des 5 saisons.
« A man must have a code »(1), affirme-t-il. C'est tout ce qu'il reste lorsqu'on ne peut sortir du « jeu » : « The game's out there, and it's play or get played. That simple. »(2) Un code d'honneur, dont il reste alors à déterminer s'il sera droit, ou sinueux.
Au commencement, il y a le jeu. Les règles changent parfois, mais le jeu reste le jeu. Le système est intouchable. Tout ce qu'un pion peut avoir, c'est un code. Son code ne change pas les règles, mais détermine la manière dont il en prend son parti. C'est pourquoi, dans The Wire, il n'y a que des perdants ; mais il y a ceux qui perdent dignement, et ceux qui perdent tout court. « Lost causes are the only ones worth fighting for »(3).

C'est par ce fil ténu, mais central, essentiellement développé au sein du parcours d'Omar, que l'on retrouve finalement, sous un éclairage nouveau, un personnage malgré tout typiquement américain (ou plutôt typique du cinéma américain) : un individu à la solitude forcenée, certes, mais aussi un perdant, un outsider, dont le code est d'un autre temps, et même hors du temps. Omar est un cow-boy, un gangster ou un flic de film noir : il vit depuis toujours sur la même ligne, avec le même principe d'honneur, de dignité, voire de morale, comme on voudra, qui n'a pas ou plus cours dans le monde qui l'entoure.

Cependant, et c'est le grand paradoxe de bien des grands personnages du cinéma US, sa vie est dérisoire, minuscule, et quand il meure, cela ne change rien. On n'est même plus sûr qu'il a existé, comme le montre cette admirable et minuscule scène (comme il y en a beaucoup dans la série), lorsque, dans la morgue, l'inspecteur « Bunk » Moreland cherche le corps d'Omar, et s'aperçoit, perdu au milieu de plusieurs body-bags(4) anonymes, que les étiquettes ont été mélangées. Personne n'est sûr non plus des circonstances de sa mort (pourtant peu romantique, puisqu'il est simplement « dégommé » chez l'épicier par un gamin un peu paumé), et les derniers moments de la série offrent plusieurs petits dialogues d'arrière-plan où l'on entend de jeunes dealers et autres hommes de main raconter une mort de légende, jamais la même. On pense à ces cow-boys crépusculaires (souvent incarnés par Eastwood), à la fois héroïques et déjà morts parce que démodés, inutiles.

C'est la modestie de The Wire que de n'avoir comme véritable héros, face au système politique, policier et criminel, qu'un anarchiste romantique, un marginal qui meurt sans nom (« Omar, just Omar », tel qu'il se présente lui-même). Le reste du monde, en vérité, se compose de « salauds ». L'inspecteur McNulty est un salaud. Le maire Carcetti est un salaud. Il y a des degrés, mais, à l'intérieur du système, on ne peut pas ne pas être un salaud.

McNulty, brute irlandaise mal dégrossie, n'en résume pas moins à merveille, malgré lui, la forme de désespoir que partagent, peu ou prou, tous les acteurs du « jeu », à un moment ou à un autre : il rythme la série, jusqu'à son énorme et infâme supercherie finale, de ses fameux « What (the fuck) did I do ? »(5). Toujours rétrospectif est le regard d'un personnage tragique, et McNulty incarne à merveille cette fuite en avant, pendant que les ruines de la société (et celles de sa propre vie), s'amoncellent dans le rétroviseur. Mieux que la posture classique du flic désabusé, son visage silencieux exprime, dans la scène finale comme souvent tout au long de la série, l'impuissance mêlée d'étonnement, et d'interrogation, qui sied à celui qui a regardé le monstre dans les yeux, et n'a toujours pas trouvé de solution pour l'abattre. McNulty, au soir de la cinquième saison et de sa carrière de policier, alors que les rues de Baltimore défilent devant nos yeux (et les siens), n'a pas avancé d'un iota. Cette histoire ne peut donc pas finir : clore le discours de The Wire, ce serait en saisir enfin le concept, ses limites et ses déterminations. Or, comme le racontent les yeux vides de McNulty, tout cela n'a pas de sens, ne va nulle part, sinon, comme il le dit pour conclure, « à la maison ».

Plus moderne en ce sens que The Shield (et que bien des films policiers), The Wire creuse le système si profond qu'elle construit un monde non pas seulement tragique, épique ou réaliste, mais bien absurde, creux, fantomatique. Comme nulle autre série, celle-ci peut se permettre, ultime audace, de monter de temps en temps de petites scènes proprement inutiles, qui ne veulent rien dire et n'apportent strictement rien au récit dans sa dimension dynamique (parfois, le style éthéré des scènes rappelle plus Le Privé de Robert Altman que les grandes fresques criminelles) : c'est qu'à l'intérieur d'un système pourtant complexe et bien structuré, la vie, elle, est parfois absurde. C'est pourquoi elle est aussi, de temps en temps, comme par surprise, poétique. On a insisté souvent, outre-atlantique, sur tout ce qui rapproche The Wire d'un véritable roman (fleuve)(6). The Shield est un roman, bien structuré, ample et profond ; mais The Wire tire, à ses heures, du côté de la poésie, non la grande, épique ou romantique ; non celle des grandes stances harmonieuses - la poésie modeste, dérisoire et désespérée qui naît parfois dans la rue.

*

Au-delà des grands personnages stoïques, si l'on veut à tout prix chercher dans The Wire des raisons d'espérer, des esquisses d'autres destins, il faut prêter attention aux niches que certains personnages parviennent à se créer, positions fragiles et menacées. On surprendra ainsi, parfois, non pas tant des lueurs d'espoir que des petits recoins dans le système, des trous par lesquels on entrevoit une autre société possible. Au « sauvetage » du jeune et turbulent Namond par l'ancien major Colvin, « anomalie » passagère (qui relativise au passage l'action individuelle si chère à la plupart des séries américaines), on préférera, par exemple, dans les dernières saisons, le parcours en apparence insignifiant, et de plus en plus latéral par rapport aux lignes essentielles du récit dès lors qu'il quitte ses habits de policier brutal et inexpérimenté, de l'inspecteur Ellis Carver. D'un côté, il pratique plutôt bien la stratégie habituelle d'ascension qui le mène au grade de sergent puis de lieutenant, mais, de l'autre, il en vient à incarner pratiquement seul, et non sans contradictions, la figure de ce qu'il faut bien appeler, loin des grandes solutions pompeuses (comme il convient à The Wire), une police de proximité.

Carver termine quelque part entre Colvin et Cutty (l'homme de main brisé par la prison devenu entraîneur de boxe), ou entre Bunk (sévère mais presque complice avec Omar) et Prez (instituteur/assistant social, et ex-flic maladroit). Il finit par connaître tous les jeunes dealers de son district, mais sans table d'écoute, sans filature, et bien sûr sans descente violente et passage à tabac arbitraire. Paradoxalement, il paraît ne plus faire grand' chose : il est sorti de cette dichotomie qui rythme bien des enquêtes (et des dialogues) entre « real police » et police tout court(7). Carver n'est même plus tellement du côté de la real police qui fait bien son boulot, résout les crimes, branche les micros, et perd toujours à la fin. Il ne « résout » pas grand' chose. Il se rate même avec le jeune Randy, le laissant partir pour un orphelinat d'où il ressortira, comme le montre une courte scène un peu plus tard, irrémédiablement détruit.

Mais Carver, au moins, est là. Il fait de la présence, si l'on veut. Il discute avec les jeunes et les autres, sur le pas de la porte ou au coin de la rue, au milieu des dealers et des junkies. Eux n'arrêtent jamais de le défier, de le provoquer, de le tester ; mais, au fur et à mesure de ses allers-retours, ils le font avec plus d'ironie, comme un jeu amical et sans conséquence, à l'image de Bodie, arrêt quasi-quotidien sur le trajet de Carver, et qui l'accueille, dans les derniers moments, quasiment avec tendresse, une tendresse lasse et enjouée. Et toujours avec incrédulité, en ayant l'air de se demander si, décidément, ce flic-là n'aurait pas mal tourné, incapable de faire « son boulot » correctement. C'est dans ces scènes que l'on voit à quel point Carver, lui, est quelque part sorti du « jeu » - à peine, juste un petit écart, mais suffisamment pour que même les jeunes dealers ne sachent plus très bien comment se comporter avec lui.

On dira que c'est peu, pour une série de cinq saisons. Que de toute façon, c'est spécifique à Baltimore(8), et même, au-delà, aux Etats-Unis. Sans doute. Mais certains points essentiels semblent bien familiers, comme cette blague tragique et immonde que deviennent les statistiques policières (et d'autres avec elles). Comme, aussi, cette police, devenue hélas saugrenue, où les agents connaîtraient par leurs prénoms les habitants de leur quartier, et viendraient parfois, par devoir ou même par ennui, discuter avec eux dans une cage d'escalier. Ça n'est pas comme si ces questions étaient inconnues de ce côté de l'Atlantique...

The Wire - kids
The Wire, série télévisée, créée par David Simon : 5 saisons, 60 épisodes.
Diffusée à l'origine sur la chaîne HBO (Etats-Unis, 2002-2008).



K.

(1) « Un homme doit avoir un code (éthique) ».
(2) « La partie est déjà en train de se jouer, et soit tu te bats, soit on te bat. Point. » (Littéralement : le jeu est là, dehors, et soit tu joues, soit tu es « joué » - càd soit on se joue de toi).
(3) « Seules les causes perdues méritent qu'on se batte pour elles. » (mot célèbre de l'avocat américain Clarence Darrow, qui correspond bien à l'esprit de toute l'entreprise The Wire).
(4) Sacs mortuaires.
(5) « (Mais putain) qu'est-ce que j'ai fait ? »
(6) Évoquer le « romanesque » de cette série était devenu un temps une figure imposée, comme cela arrive parfois dans la petite communauté professionnelle des journalistes et critiques. Exemples parmi d'autres (en anglais), ici : http://www.laweekly.com/2006-09-14/film-tv/child-in-time ; et là : http://www.post-gazette.com/pg/06253/719909-237.stm .
(7) Les policiers de Baltimore utilisent le terme de real police pour ceux d'entre eux qui se distinguent en effectuant de véritables enquêtes, souvent au détriment de leur carrière, ou simplement de leur tranquillité.
(8) Selon les statistiques du FBI, la criminalité a Baltimore est 2.9 fois supérieure à celle de la moyenne américaine. C'est aussi la ville où se produisent le plus d'homicides entre afro-américains. (Source : Wikipedia).

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