mardi 22 septembre 2009

"The Wire" (1) : Corners



Premier volet d'une critique de la série The Wire, qui comportera trois articles.

Attention, cet article comporte des spoilers, et ce pour les cinq saisons de The Wire.

Il est un peu vain de se demander si The Wire est la meilleur série télévisée « de tous les temps » – question maintes fois reprise, en particulier par les critiques américains. Par contre, elle n'est pas loin d'être la plus ambitieuse, et c'est ce qui fait son intérêt dans le paysage de plus en plus étendu de cet art relativement jeune.

En effet, l'ambition artistique se rencontre rarement dans les séries télévisées, si l'on rapporte le nombre de séries intéressantes à celui des grossières stupidités de la plupart d'entre elles. Que l'on puisse, dans le champ pourtant particulièrement périlleux économiquement de la télévision américaine, construire une œuvre aussi audacieuse et exigeante permet aussi d'entrevoir des perspectives alléchantes pour cet art encore plus inféodé aux contraintes de rentabilité que le cinéma.

Comme on pouvait s'y attendre, The Wire a fait des scores relativement bas aux Etats-Unis, même pour une série de chaîne payante (HBO) qui par ailleurs a produit de meilleurs succès(1). Et la série, dont canal Jimmy possède les droits, n'a été diffusée en France que pour deux saisons, parce qu'elle n'a pas « trouvé son public ».

Et pourtant, The Wire (« Sur écoute ») est une série policière, genre qui rencontre habituellement un franc succès, des deux côtés de l'Atlantique. Seulement, celle-ci – c'est en soi une performance – ne ressemble à aucune autre. On n'aurait pas fini de dénombrer les critiques américaines qui en soulignent la « difficulté », à la fois pour en louer la qualité, et pour expliquer son manque d'audience(2).

Cette série ne se contente pas d'inventer une histoire à peu près originale, ou de renouveler le style de mise en scène : elle va carrément à rebours de toutes ses « concurrentes », y compris des plus réussies (comme The Shield), en premier lieu sur le plan du rythme. Les séries américaines, en particulier criminelles, sont plus ou moins différentes les unes des autres, mais s'il y a un impératif qu'elles suivent toutes, c'est bien celui d'un rythme accéléré, propre à exciter l'attention du téléspectateur. Par exemple, si The Shield (3) ne ressemble, esthétiquement en particulier, à aucune autre série du même genre, elle adopte tout de même un rythme frénétique. Et ses arcs narratifs géants et entremêlés ne contredisent pas une volonté permanente de punch immédiat, à chaque épisode.

The Wire rompt donc avec ce sacro-saint principe du rythme, pour installer tranquillement, par petites touches, son monde ultra-réaliste. A vrai dire, lorsque l'on croyait que The Shield poussait loin le réalisme, on se trompait de beaucoup...

*

La manière « classique », mais tout aussi privilégiée de nos jours, d'aborder un film ou une série policière (criminelle), c'est de déborder le cadre étroit d'une fonction particulière pour brosser un portrait individuel ou collectif qui résonne bien au-delà, vers toute vie humaine, voire plus spécifiquement vers l'insertion dans une société. Ce que le crime apporte, c'est une exacerbation des tensions, et surtout du rythme des événements. Bref, cela permet de mettre le personnage face à des situations inhabituelles, mais emblématiques, qui vont l'obliger à des choix difficiles – situations et choix qui sont comme délayés et dissolus dans une vie « normale ». The Shield, par exemple, reste encore dans ce cadre, et à ce titre se compare plus volontiers aux films de gangsters que The Wire.

Car la série qui nous occupe ici fait le choix en quelque sorte littéral d'aborder la police comme institution, à ce titre impliquée dans un réseau d'institutions qui s'influencent et, parfois, se contredisent, à l'intérieur du monde miniature qu'est la ville de Baltimore. C'est pour cela que son réalisme est d'une autre nature. Car on peut bien faire le choix du réalisme dans un film ou une série policière classique, sans que cela n'affecte en rien la manière de raconter, et le but (édifiant) du récit. C'est alors un choix, second en droit, de mise en scène. Au cinéma, des détails dits « réalistes », c'est-à-dire documentés, sont fréquemment mis en avant ; dans The Shield, le réalisme se manifeste, d'une part, dans la volonté de décrire des personnages ni bons ni mauvais, et, d'autre part, dans une mise en scène abrupte et heurtée qui ne sacrifie pas à la tentation du classicisme type Parrain.

Dans The Wire, le réalisme du détail s'accompagne d'une certaine humilité, d'un effacement de la mise en scène, mais, avant toutes choses, se fonde sur un réalisme premier : il s'agit de parler de la police comme telle, et non comme métaphore d'autre chose. Ainsi il sera question, comme nulle part ailleurs, de l'importance des statistiques, de la question des heures supplémentaires, des subtilités obtuses de l'administration judiciaire comme des longues « planques » ennuyeuses, et, souvent, inutiles. Et si la série aborde la criminalité, le chômage, les stratégies politiciennes, l'éducation, la toxicomanie (etc.), c'est, directement, comme un aspect du système, une entrée, un point de vue – qu'elle atteint de proche en proche.

Si le système économique et social qu'est le trafic de drogue à grande échelle ressemble parfois à s'y méprendre aux institutions municipales, ou aux entreprises capitalistes, ce n'est donc pas que l'un est la métaphore des autres, ou vice-versa. C'est qu'il n'y a pas de raison pour que les motivations et les incitations qui définissent l'organisation d'un des micro-systèmes ne se retrouvent pas, peu ou prou, dans les micro-systèmes voisins. Lorsque Stringer Bell, l'un des chefs de gang, prend des cours de macro-économie, cela donne lieu, bien sûr, à une sorte d'ironie dérisoire, mais, en même temps, certaines règles qu'il apprend s'appliquent aussi bien au type de marché qu'il veut organiser. D'ailleurs, s'il échoue finalement à achever sa transition de l'économie informelle à l'économie légale, ce n'est pas en raison d'une différence formelle irrémédiable : c'est bien, paradoxalement, parce que les pratiques criminelles dont il tente de se départir ont cours également dans ce monde-là, derrière les bonnes manières. Stringer Bell perd la partie, mais c'est simplement parce qu'elle s'est élevée d'un niveau – non parce qu'elle a changé de nature.

Ainsi Omar, le philosophe de la série, et à ce titre son personnage le moins réaliste (qui vit de rapines – généreuses – sur la drogue et ses revenus), répond aux attaques d'un avocat véreux : « I got the shotgun ; you got the briefcase. It's all in the game. »(4) Omar est, en quelque sorte, le théoricien « fondamentaliste » du système « Baltimore » : rien n'est en dehors du « jeu », c'est dire pour lui que rien n'est en-dehors du système. Et ce système est reproduit partout à moindre échelle : sur les « corners » (dans The Wire, le corner est l'endroit où se postent les dealers, au « coin » de la rue), sur les docks (5), dans la police, à la mairie, dans les médias. Partout.

*

Il y a donc plusieurs réalismes, et The Wire choisit le chemin nouveau, et en même temps tellement évident pour ce format, de la construction, ou la reconstruction, d'un véritable monde, avec toutes ses strates, et leurs rapports organiques : tout dans ce monde est « corners », carrefours entre de multiples routes individuelles et collectives, inextricablement liées.

Une nouvelle fois, The Shield est ici un bon point de comparaison, car elle tentait déjà d'approfondir les thématiques purement policières par l'introduction de dynamiques proprement politiques (ou politiciennes), surtout à travers le personnage d'Aceveda, par qui la police était parfois reliée à sa maison mère, la mairie. Mais cela servait surtout à élargir encore le terrain du combat individuel des membres de la Strike Team (la brigade de choc de l'anti-gang dans The Shield), qui reste en permanence le véritable centre de la narration.

Or The Wire choisit, elle, très directement et très clairement, de mettre au centre du récit non pas un personnage, ni même un groupe de personnage, ni deux d'ailleurs (policiers et gangsters) – mais le système lui-même. Le protagoniste de la série, c'est la ville de Baltimore. Elle remplit une fonction bien plus importante, par exemple, que le Los Angeles de Michael Mann, que l'opinion critique s'accorde à prendre pour le personnage central de certains de ses films (notamment Collateral), manière en fait d'exagérer quelque peu son statut de décor omniprésent. A l'inverse, c'est bien Baltimore, son système politique, policier, économique, éducatif, médiatique même, qui décide ici du destin des personnages, et non l'inverse. C'est pourquoi, en même temps qu'ils sont remarquablement dessinés et interprétés, les personnages restent, au fond, des individus interchangeables. L'on peut bien croire, surtout au début, que l'inspecteur McNulty est le « héros » ; mais il faut bien avouer, finalement, que si quelqu'un d'autre était à sa place, tout se déroulerait à peu près de la même manière. La différence se réduit explicitement à quelques soubresauts insignifiants, à quelques vagues inutiles dans la fatale stagnation de ce petit océan qu'est Baltimore – plutôt d'ailleurs un clapotis dans une mare géante et boueuse.

C'est l'une des significations du « final » de la série, sorte d'intermède musical géant qui voit chacun des personnages majeurs (en tout cas, ceux qui sont encore vivants) demeurer dans la même position, épouser une fonction supérieure ou inférieure, et surtout, pour certains, être remplacés par d'autres qui, on le pressent, produiront exactement les mêmes effets. Il n'y a pas de véritable « fin » à The Wire, parce que le système se reproduit peu ou prou de la même manière, malgré les circulations internes et le renouvellement occasionnel qui viennent, un instant, le perturber. Le détective Sydnor, personnage relativement mineur tout au long des cinq saisons, est furtivement présenté comme le successeur de McNulty dans le rôle de l'emmerdeur policier, alors que ce dernier quitte la police. Le jeune Dunquan, le seul de cette bande de jeunes qui cherchaient leur place dans la saison quatre à n'avoir pas encore trouvé la sienne, épouse la destinée de junkie d'un futur Bubbles, quand celui-ci, apparemment, s'en est tiré. La sympathique adjointe du procureur est promue à un poste de juge – son mari démissionne de la police pour devenir avocat. Il n'y a pas plus explicite que les dernières minutes de The Wire pour dire la pesanteur du système municipal, et, par extension, social et politique, dans les Etats-Unis d'aujourd'hui.

Si donc The Wire est, en apparence, « pessimiste », si elle ne laisse pas entrevoir de sortie possible à cette crise permanente de la société – comme le veut pourtant la tradition télévisuelle américaine, fondamentalement optimiste, que ce soit par idéologie de la frontier ou par stratégie médiatique – c'est avant tout parce qu'elle bascule lentement vers une structure quasi-mythique, où l'on n'échappe pas à son destin, où l'individu ne contrôle pas les forces qui le contraignent. Bref, cette série, comme on a pu l'écrire ailleurs à juste titre, n'est pas vraiment « américaine »(6). Prouesse considérable, son lent déroulement narratif permet de tisser, tout doucement, une doublure tragique et épique, qui, petit à petit, transforme ce réalisme forcené et parfois déceptif en un drame poignant, sans jamais, pourtant, se départir du rythme initial. On finit par se retrouver, sans d'abord s'en rendre compte, devant la lutte infinie de forces presque mythiques par leurs dimensions, leur poids, et surtout leur origine indéfinie, inextricable – et l'on se demande alors quand diable tout cela a pu tourner si profondément au tragique.

Soulignons toutefois que ce regard désabusé sur les institutions américaines ne rejoint pas, loin s'en faut, l'habituelle dénonciation de l'Etat face à la volonté de l'individu. Car ce sont bien les individus, tous ceux que nous avons suivis pendant des heures, qui permettent la reproduction d'un système pourri. En un sens, c'est bien pour cela que The Wire est tragique, ou, si l'on veut, pessimiste : ce n'est pas qu'il faut d'autres individus pour changer (ou détruire) l'administration ; c'est qu'ils reproduisent un système qui les contraints de toute façon à le faire. La seule véritable décision laissée à la discrétion des personnages est le choix de la posture devant l'échec, devant l'impasse.

Lire le deuxième volet : "All in the game".

Lire le troisième volet : "John Doe City".



The Wire, série télévisée créée par David Simon : 5 saisons, 60 épisodes.
Diffusée à l'origine sur la chaîne HBO (Etats-Unis, 2002-2008).


Tom Waits, Way Down In The Hole, générique de The Wire

K.


(1) La chaîne HBO est omniprésente dans le champ de la série télévisée américaine. Elle a produit de gros succès d'audience, parfois avec des œuvres mineures (Rome, Sex and the City...). Mais qu'elles aient connu ou nom un tel succès, nombre de productions HBO figurent parmi les séries américaines les plus intéressantes (Six Feet Under, In treatment, Angels in America...), et – pour celles que nous n'avons pas vues – les plus reconnues par la critique (Deadwood, The Sopranos, Oz...). Par ailleurs, HBO avait déjà produit une mini-série de David Simon (le créateur de The Wire) située elle-aussi à Baltimore, et intitulée (déjà) The Corner.


(3) The Shield est une remarquable série américaine, elle-aussi achevée. Elle se concentrait sur la vie du commissariat dans un quartier fictif de Los Angeles, et en particulier sur les aventures des membres de la Strike Team, la brigade de choc qui combat les gangs. Brutale et corrompue, elle agit toujours à la limite de la légalité, entre pragmatisme et appât du gain. Par ailleurs, The Shield multiplie les personnages secondaires, dans et hors de la police, créant ainsi un univers suffisamment large et intriqué pour fournir les éléments de larges arcs narratifs courant souvent, avec interruptions, sur plusieurs saisons. Si nous la privilégions à titre de comparaison, c'est qu'à bien des égards, elle avait elle-même opéré un véritable bond qualitatif pour les séries de ce type.

(4) « Moi, je porte un flingue ; vous, un attaché-case. (Mais) on joue tous la (même) partie. »

(5) Les quais du port industriel.

1 commentaire:

  1. Note :
    depuis le 17 novembre, la série The Wire est proposée aux abonnés d’Orange. Précision que nous avons trouvée dans un remarquable article de Mona Chollet sur la série, intitulé “Shakespeare à Baltimore” - à cette adresse : http://blog.mondediplo.net/2008-12-05-Shakespeare-a-Baltimore.
    (K.)

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